mardi 4 juin 2013

Antigone, de Jean Anouilh; arts du langage et du spectacle vivant

Deux axes étudiés.


I)   Le Prologue.


Texte :

Un décor neutre, trois portes semblables. Au lever du rideau, tous les personnages sont en scène. Ils bavardent, tricotent, jouent aux cartes. Le Prologue se détache et s'avance.

LE PROLOGUE.
Voilà. Ces personnages vont vous jouer l'histoire d'Antigone. Antigone, c'est la petite maigre qui est assise là-bas, et qui ne dit rien. Elle regarde droit devant elle. Elle pense. Elle pense qu'elle va être Antigone tout-à-l'heure, qu'elle va surgir soudain de la maigre jeune fille noiraude et renfermée que personne ne prenait au sérieux dans la famille et se dresser seule en face du monde, seule en face de Créon, son oncle, qui est le roi. Elle pense qu'elle va mourir, qu'elle est jeune et qu'elle aussi, elle aurait bien aime vivre. Mais il n'y a rien à faire. Elle s'appelle Antigone et il va falloir qu'elle joue son rôle jusqu'au bout... Et, depuis que ce rideau s'est levé, elle sent qu'elle s'éloigne à une vitesse vertigineuse de sa sœur Ismène, qui bavarde et rit avec un jeune homme, de nous tous, qui sommes là bien tranquilles à la regarder, de nous qui n'avons pas à mourir ce soir.
Le jeune homme avec qui parle la blonde, la belle, l'heureuse Ismène, c'est Hémon, le fils de Créon. Il est le fiancé d'Antigone. Tout le portait vers Ismène : son goût de la danse et des jeux, son goût du bonheur et de la réussite, sa sensualité aussi, car Ismène est bien plus jolie qu'Antigone, et puis un soir, un soir de bal où il n'avait dansé qu'avec Ismène, un soir où Ismène avait été éblouissante dans sa nouvelle robe, il a été trouver Antigone, qui rêvait dans un coin, comme en ce moment, ses bras entourant ses genoux, et lui a demandé d'être sa femme. Personne n'a jamais compris pourquoi. Antigone a levé sans étonnement ses yeux graves sur lui et elle lui a dit 'oui' avec un petit sourire triste... L'orchestre attaquait une nouvelle danse, Ismène riait aux éclats, là-bas, au milieu des autres garçons, et voilà,maintenant, lui, il allait être le mari d'Antigone. Il ne savait pas qu'il ne devrait jamais exister de mari d'Antigone sur cette terre et que ce titre princier lui donnait seulement le droit de mourir.
Cet homme robuste, aux cheveux blancs, qui médite là, près de son page, c'est Créon. C'est le roi. Il a des rides, il est fatigué. Il joue au jeu difficile de conduire les hommes. Avant, du temps d'Œdipe, quand il n'était que le premier personnage de la cour, il aimait la musique, les belles reliures, les longues flâneries chez les petits antiquaires de Thèbes. Mais Œdipe et ses fils sont morts. Il a laissé ses livres, ses objets, il a retroussé ses manches et il a pris leur place. Quelquefois, le soir, il est fatigué, et il se demande s'il n'est pas vain de conduire les hommes. Si cela n'est pas un office sordide qu'on doit laisser à d'autres, plus frustes... Et puis, au matin, des problèmes précis se posent, qu'il faut résoudre, et il se lève, tranquille, comme un ouvrier au seuil de sa journée.
La vieille dame qui tricote, à coté de la nourrice qui a élevé les deux petites, c'est Eurydice, la femme de Créon. Elle tricotera pendant toute la tragédie jusqu'à ce que son tour vienne de se lever et de mourir. Elle est bonne, digne, aimante. Elle ne lui est d'aucun secours. Créon est seul. Seul avec son petit page qui est trop petit et qui ne peut rien non plus pour lui.
Ce garçon pâle, là-bas, qui rêve adossé au mur, c'est le Messager. C'est lui qui viendra annoncer la mort d'Hémon tout à l'heure. C'est pour cela qu'il n'a pas envie de bavarder ni de se mêler aux autres... Il sait déjà...
Enfin les trois hommes rougeauds qui jouent aux cartes, leur chapeau sur la nuque, ce sont les gardes. Ce ne sont pas de mauvais bougres, ils ont des femmes, des enfants, et des petits ennuis comme tout le monde, mais ils vous empoigneront les accusés le plus tranquillement du monde tout à l'heure. Ils sentent l'ail, le cuir et le vin rouge et ils sont dépourvus de toute imagination. Ce sont les auxiliaires toujours innocents et satisfaits d'eux-mêmes, de la justice. Pour le moment, jusqu'à ce qu'un nouveau chef de Thèbes dûment mandaté leur ordonne de l'arrêter à son tour, ce sont les auxiliaires de la justice de Créon.
Et maintenant que vous les connaissez tous, ils vont pouvoir vous jouer leur histoire. Elle commence au moment où les deux fils d'Œdipe, Etéocle et Polynice, qui devaient régner sur Thèbes un an chacun à tour de rôle, se sont battus et entre-tués sous les murs de la ville, Etéocle, l'aîné, au terme de la première année de pouvoir ayant refusé de céder la place à son frère. Sept grands princes étrangers que Polynice avait gagné à sa cause ont été défaits devant les sept portes de Thèbes. Maintenant la ville est sauvée, les deux frères ennemis sont morts, et Créon, le roi a ordonné qu'à Etéocle, le bon frère, il serait fait d'imposantes funérailles, mais que Polynice, le vaurien, le révolté, le voyou, serait laissé sans pleurs et sans sépulture, la proie des corbeaux et des chacals. Quiconque osera lui rendre les devoirs funèbres sera impitoyablement puni de mort.

Pendant que le Prologue parlait, les personnages sont sortis un à un. Le Prologue disparaît aussi.


Mise en scène de Nicolas Briançon, Barbara Schulz & Robert Hossein, Théâtre Marigny 2003.

 




Analyse


Le Prologue.

Un prélude original.
Le « prologue » est, ici, un personnage, de « chair », qui s'adresse directement à « vous », nous spectateurs (ce n'est pas un monologue), et présente les personnages, en insistant sur le champ lexical du théâtre (jouer / rôle / personnages...) [≠ tradition : début « in media res », action en cours et le spectateur doit comprendre par lui-même qui sont les personnages + le spectateur est « dans le noir », n'intervient pas dans la pièce qui semble, assez artificiellement, se dérouler toute seule.]
originalité
+ solennité de l'expérience théâtrale, puisque les acteurs vont endosser un rôle qui va leur faire oublier leur propre existence ; ils vont « être » le rôle. + invitation, pour le spectateur, à entrer dans l'univers de la représentation théâtrale
+ déplace l'intérêt ; il ne s'agit pas de savoir ce qui va se passer, mais comment cela va se passer (circonstance, motivations, pensées....)

Une scène d'exposition.
Didascalie initiale ; plante un décor intemporel, « neutre ». L'accent ne sera pas mis sur la mise en scène, mais sur les personnages et les paroles qu'ils vont prononcer
+ anachronismes ; l'action n'est pas située à une époque précise. Là aussi, universalité.
+ rôles des portes, 3 (chambre d'Antigone, sphère intime, privée ; salle des Conseils du Roi, sphère politique ; extérieur : sphère publique). Antichambre du palais = lieu de passage, de connexion, idéal (cf unité de lieu classique)

Présentation des personnages, par ordre d'importance (// longueur de parole) + création de « groupes » (personnages présents, juste évoqués, anonymes qui n'ont pas de nom mais une fonction, un nom commun générique)
Détailler chaque personnage (trait physique / qualités & défauts, caractère / activités et rapports avec les autres) + repérer les apports texte / mise en scène (physique de l'acteur, accessoires, gestes et mouvements).
Insister sur Antigone (un « héroïsme » original).
+ relever les points communs Antigone / Créon
+ relever la création de contrastes : entre les deux sœurs / entre les deux frères

La mise en place du tragique.
2 champ lexicaux différents : le quotidien, la banalité ≠ la mort ; avec les 3 registres de langue (familier / courant / soutenu ; relever des exemples de chaque)
« Il n'y a rien à faire »  + futur de l'indicatif (Antigone / Hémon / Eurydice...) le destin, la fatalité
Mort annoncée ► déviation de l'intérêt de la pièce ; il ne s'agit pas de connaître l'issue de la pièce mais la façon dont les personnages affrontent leur destin.
Mais avec le quotidien, l'intention de l'auteur est de rendre simples des situations où il est question de la vie et de la mort, de rendre actuel le mythe d'Antigone.

Dernière phrase : futur ; menace, ombre de la mort inéluctable & prémonition du crime d'Antigone et de la tragédie qui va se jouer.
C'est donc une exposition « tragiquement originale ».


II) Antigone & Créon.


Texte



Un silence. Ils se regardent encore debout l'un en face de l'autre.

CRÉON, murmure, comme pour lui. – Quel jeu joues-tu ?

ANTIGONE – Je ne joue pas.

CRÉON – Tu ne comprends donc pas que si quelqu'un d'autre que ces trois brutes sait tout à l'heure ce que tu as tenté de faire, je serai obligé de te faire mourir ? Si tu te tais maintenant, si tu renonces à cette folie, j'ai une chance de te sauver, mais je ne l'aurai plus dans cinq minutes. Le comprends-tu ?

ANTIGONE – Il faut que j'aille enterrer mon frère que ces hommes ont découvert.

CRÉON – Tu irais refaire ce geste absurde ? Il y a une autre garde autour du corps de Polynice et, même si tu parviens à le recouvrir encore, on dégagera son cadavre, tu le sais bien. Que peux-tu donc sinon t'ensanglanter encore les ongles et te faire prendre ?

ANTIGONE – Rien d'autre que cela, je le sais. Mais cela, du moins, je le peux. Et il faut faire ce que l'on peut.

CRÉON – Tu y crois donc vraiment ,toi, à cet enterrement dans les règles ? A cette ombre de ton frère condamnée à errer toujours si on ne jette pas sur le cadavre un petit peu de terre avec la formule du prêtre ? Tu leur a déjà entendu la réciter, aux prêtres de Thèbes, la formule ? Tu as vu ces pauvres têtes d'employés fatigués écourtant les gestes, avalant les mots, bâclant ce mort pour en prendre un autre avant le repas de midi ?

ANTIGONE – Oui, je les ai vus.

CRÉON – Est-ce que tu n'as jamais pensé alors que si c'était un être que tu aimais vraiment, qui était là, couché dans cette boîte, tu te mettrais à hurler tout d'un coup ? A leur crier de se taire, de s'en aller ?

ANTIGONE – Si, je l'ai pensé.

CRÉON – Et tu risques la mort maintenant parce que j'ai refusé à ton frère ce passeport dérisoire, ce bredouillage en série sur sa dépouille, cette pantomime dont tu aurais été la première à avoir honte et mal si on l'avait jouée. C'est absurde !

ANTIGONE – Oui, c'est absurde.

CRÉON – Pourquoi fais-tu ce geste, alors ? Pour les autres, pour ceux qui y croient ? Pour les dresser contre moi ?

ANTIGONE – Non.

CRÉON – Ni pour les autres, ni pour ton frère ? Pour qui alors ?

ANTIGONE – Pour personne. Pour moi.

CRÉON, la regarde en silence. – Tu as donc bien envie de mourir ? Tu as l'air d'un petit gibier pris.

ANTIGONE – Ne vous attendrissez pas sur moi. Faites comme moi. Faites ce que vous avez à faire. Mais si vous êtes un être humain, faites-le vite. Voilà tout ce que je vous demande. Je n'aurai pas du courage éternellement, c'est vrai.

CRÉON, se rapproche. – Je veux te sauver, Antigone.

ANTIGONE – Vous êtes le roi, vous pouvez tout, mais cela, vous ne le pouvez pas.

CRÉON – Tu crois ?

ANTIGONE – Ni me sauver, ni me contraindre.

CRÉON – Orgueilleuse ! Petite Œdipe !

ANTIGONE – Vous pouvez seulement me faire mourir.

CRÉON – Et si je te fais torturer ?

ANTIGONE – Pourquoi ? Pour que je pleure, que je demande grâce, pour que je jure tout ce qu'on voudra, et que je recommence après, quand je n'aurai plus mal ?

CRÉON, lui serre le bras. – Ecoute-moi bien. J'ai le mauvais rôle, c'est entendu, et tu as le bon. Et tu le sens. Mais n'en profite tout de même pas trop, petite peste… Si j'étais une bonne brute ordinaire de tyran, il y aurait déjà longtemps qu'on t'aurait arraché la langue, tiré les membres aux tenailles, ou jeté dans un trou. Mais tu vois dans mes yeux quelque chose qui hésite, tu vois que je te laisse parler au lieu d'appeler mes soldats ; alors, tu nargues, tu attaques tant que tu peux. Où veux-tu en venir, petite furie ?

ANTIGONE – Lâchez-moi. Vous me faites mal au bras avec votre main.

CRÉON, qui serre plus fort. – Non. Moi, je suis le plus fort comme cela, j'en profite aussi.

ANTIGONE, pousse un petit cri. – Aïe !

CRÉON, dont les yeux rient. – C'est peut-être ce que je devrais faire après tout, tout simplement, te tordre le poignet, te tirer les cheveux comme on fait aux filles dans les jeux. (Il la regarde encore. Il redevient grave. Il lui dit tout près.) Je suis ton oncle, c'est entendu, mais nous ne sommes pas tendres les uns pour les autres, dans la famille. Cela ne te semble pas drôle, tout de même, ce roi bafoué qui t'écoute, ce vieil homme qui peut tout et qui en a vu tuer d'autres, je t'assure, et d'aussi attendrissants que toi, et qui est là, à se donner toute cette peine pour essayer de t'empêcher de mourir ?

ANTIGONE, après un temps. – Vous serrez trop, maintenant. Cela ne me fait même plus mal. Je n'ai plus de bras.

CRÉON, la regarde et la lâche avec un petit sourire. Il murmure. – Dieu sait pourtant si j'ai autre chose à faire aujourd'hui, mais je vais tout de même perdre le temps qu'il faudra et te sauver, petite peste. (Il la fait asseoir sur une chaise au milieu de la pièce. Il enlève sa veste, il s'avance vers elle, lourd, puissant, en bras de chemise.) Au lendemain d'une révolution ratée, il y a du pain sur la planche, je te l'assure. Mais les affaires urgentes attendront. Je ne veux pas te laisser mourir dans une histoire de politique. Tu vaux mieux que cela. Parce que ton Polynice, cette ombre éplorée et ce corps qui se décompose entre ses gardes et tout ce pathétique qui t'enflamme, ce n'est qu'une histoire de politique. D'abord, je ne suis pas tendre, mais je suis délicat ; j'aime ce qui est propre, net, bien lavé. Tu crois que cela ne me dégoûte pas autant que toi, cette viande qui pourrit au soleil ? Le soir, quand le vent vient de la mer, on la sent déjà du palais. Cela me soulève le cœur. Pourtant, je ne vais même pas fermer ma fenêtre. C'est ignoble, et je peux même le dire à toi, c'est bête, monstrueusement bête, mais il faut que tout Thèbes sente cela pendant quelque temps. Tu penses bien que je l'aurais fait enterrer, ton frère, ne fût-ce que pour l'hygiène ! Mais pour que les brutes que je gouverne comprennent, il faut que cela pue le cadavre de Polynice dans toute la ville, pendant un mois.

ANTIGONE – Vous êtes odieux !

CRÉON – Oui mon petit. C'est le métier qui le veut. Ce qu'on peut discuter c'est s'il faut le faire ou ne pas le faire. Mais si on le fait, il faut le faire comme cela.

ANTIGONE – Pourquoi le faites-vous ?

CRÉON – Un matin, je me suis réveillé roi de Thèbes. Et Dieu sait si j'aimais autre chose dans la vie que d'être puissant…

ANTIGONE – Il fallait dire non, alors !

CRÉON – Je le pouvais. Seulement, je me suis senti tout d'un coup comme un ouvrier qui refusait un ouvrage. Cela ne m'a pas paru honnête. J'ai dit oui.

ANTIGONE – Hé bien, tant pis pour vous. Moi, je n'ai pas dit « oui » ! Qu'est-ce que vous voulez que cela me fasse, à moi, votre politique, vos nécessités, vos pauvres histoires ? Moi, je peux dire « non » encore à tout ce que je n'aime pas et je suis seul juge. Et vous, avec votre couronne, avec vos gardes, avec votre attirail, vous pouvez seulement me faire mourir parce que vous avez dit « oui ».

CRÉON – Ecoute-moi.

ANTIGONE – Si je veux, moi, je peux ne pas vous écouter. Vous avez dit « oui ». Je n'ai plus rien à apprendre de vous. Pas vous. Vous êtes là, à boire mes paroles. Et si vous n'appelez pas vos gardes, c'est pour m'écouter jusqu'au bout.

CRÉON – Tu m'amuses.

ANTIGONE – Non. Je vous fais peur. C'est pour cela que vous essayez de me sauver. Ce serait tout de même plus commode de garder une petite Antigone vivante et muette dans ce palais. Vous êtes trop sensible pour faire un bon tyran, voilà tout. Mais vous allez tout de même me faire mourir tout à l'heure, vous le savez, et c'est pour cela que vous avez peur. C'est laid un homme qui a peur.

CRÉON, sourdement. – Eh bien, oui, j'ai peur d'être obligé de te faire tuer si tu t'obstines. Et je ne le voudrais pas.

ANTIGONE – Moi, je ne suis pas obligée de faire ce que je ne voudrais pas ! Vous n'auriez pas voulu non plus, peut-être, refuser une tombe à mon frère ? Dites-le donc, que vous ne l'auriez pas voulu ?

CRÉON – Je te l'ai dit.

ANTIGONE – Et vous l'avez fait tout de même. Et maintenant, vous allez me faire tuer sans le vouloir. Et c'est cela, être roi !

CRÉON – Oui, c'est cela !

ANTIGONE – Pauvre Créon ! Avec mes ongles cassés et pleins de terre et les bleus que tes gardes m'ont fait aux bras, avec ma peur qui me tord le ventre, moi je suis reine.

CRÉON – Alors, aie pitié de moi, vis. Le cadavre de ton frère qui pourrit sous mes fenêtres, c'est assez payé pour que l'ordre règne dans Thèbes. Mon fils t'aime. Ne m'oblige pas à payer avec toi encore. J'ai assez payé.

ANTIGONE – Non. Vous avez dit « oui ». Vous ne vous arrêterez jamais de payer maintenant !

CRÉON, la secoue soudain, hors de lui. – Mais, bon Dieu ! Essaie de comprendre une minute, toi aussi, petite idiote ! J'ai bien essayé de te comprendre, moi. Il faut pourtant qu'il y en ait qui disent oui. Il faut pourtant qu'il y en ait qui mènent la barque. Cela prend l'eau de toutes parts, c'est plein de crimes, de bêtise, de misère… Et le gouvernail est là qui ballotte. L'équipage ne veut plus rien faire, il ne pense qu'à piller la cale et les officiers sont déjà en train de se construire un petit radeau confortable, rien que pour eux, avec toute la provision d'eau douce, pour tirer au moins leurs os de là. Et le mât craque, et le vent siffle, et les voiles vont se déchirer, et toutes ces brutes vont crever toutes ensemble, parce qu'elles ne pensent qu'à leur peau, à leur précieuse peau et à leurs petites affaires. Crois-tu, alors, qu'on a le temps de faire le raffiné, de savoir s'il faut dire « oui » ou « non », de se demander s'il ne faudra pas payer trop cher un jour, et si on pourra encore être un homme après ? On prend le bout de bois, on redresse devant la montagne d'eau, on gueule un ordre et on tire dans le tas, sur le premier qui s'avance. Dans le tas ! Cela n'a pas de nom. C'est comme la vague qui vient de s'abattre sur le pont devant vous ; le vent qui vous gifle, et la chose qui tombe devant le groupe n'a pas de nom. C'était peut-être celui qui t'avait donné du feu en souriant la veille. Il n'a plus de nom. Et toi non plus tu n'as plus de nom, cramponné à la barre. Il n'y a plus que le bateau qui ait un nom et la tempête. Est-ce que tu le comprends, cela ?

ANTIGONE, secoue la tête. – Je ne veux pas comprendre. C'est bon pour vous. Moi, je suis là pour autre chose que pour comprendre. Je suis là pour vous dire non et pour mourir.

CRÉON – C'est facile de dire non !

ANTIGONE Pas toujours.

CRÉON – Pour dire oui, il faut suer et retrousser ses manches, empoigner la vie à pleines mains et s'en mettre jusqu'aux coudes. C'est facile de dire non, même si on doit mourir. Il n'y a qu'à ne pas bouger et attendre. Attendre pour vivre, attendre même pour qu'on vous tue. C'est trop lâche. C'est une invention des hommes. Tu imagines un monde où les arbres aussi auraient dit non contre la sève, où les bêtes auraient dit non contre l'instinct de la chasse ou de l'amour ? Les bêtes, elles au moins, elle sont bonnes et simples et dures. Elles vont, se poussant les unes après les autres, courageusement, sur le même chemin. Et si elles tombent, les autres passent et il peut s'en perdre autant que l'on veut, il en restera toujours une de chaque espèce prête à refaire des petits et à reprendre le même chemin avec le même courage, toute pareille à celles qui sont passées avant.

ANTIGONE – Quel rêve, hein, pour un roi, des bêtes ! Ce serait si simple.

Un silence, Créon la regarde.

CRÉON – Tu me méprises, n'est-ce pas ? (Elle ne répond pas, il continue comme pour lui.) C'est drôle : Je l'ai souvent imaginé, ce dialogue avec un petit jeune homme pâle qui aurait essayé de me tuer et dont je ne pourrais rien tirer après que du mépris. Mais je ne pensais pas que ce serait avec toi et pour quelque chose d'aussi bête… (Il a pris sa tête dans ses mains. On sent qu'il est à bout de forces.) Ecoute-moi tout de même pour la dernière fois. Mon rôle n'est pas bon, mais c'est mon rôle, et je vais te faire tuer. Seulement, avant, je veux que toi aussi tu sois bien sûre du tien. Tu sais pourquoi tu vas mourir, Antigone ? Tu sais au bas de quelle histoire sordide tu vas signer pour toujours ton petit nom sanglant ?

[...]
[Créon raconte sa version de l'histoire Etéocle/Polynice, en commençant par le jour où Polynice a brutalement et violemment frappé Oedipe, son père, parce qu'il lui refusait une somme d'argent perdue au jeu; et en poursuivant par le combat sanglant entre les deux frères, les "coulisses de ce drame où [Antigone] brûle de jouer un rôle, la cuisine".; enfin, Créon avoue à Antigone un secret, "quelque chose d'effroyable : Etéocle, ce prix de vertu, ne valait pas plus cher que Polynice. Le bon fils avait essayé, lui aussi, de faire assassiner son père, le prince loyal avait décidé, lui aussi, de vendre Thèbes au plus offrant".]
[...]

Il y a un long silence, ils ne bougent pas, sans se regarder, puis Antigone dit doucement :

ANTIGONE – Pourquoi m'avez-vous raconté cela ?

Créon se lève, remet sa veste.

CRÉON – Valait-il mieux te laisser mourir dans cette pauvre histoire ?

ANTIGONE – Peut-être. Moi, je croyais.

Il y a un silence encore. Créon s'approche d'elle.

CRÉON – Qu'est-ce que tu vas faire maintenant ?

ANTIGONE, se lève comme une somnanbule. – Je vais remonter dans ma chambre.

CRÉON – Ne reste pas trop seule. Va voir Hémon, ce matin. Marie-toi vite.

ANTIGONE, dans un souffle. – Oui.

CRÉON – Tu as toute ta vie devant toi. Notre discussion était bien oiseuse, je t'assure. Tu as ce trésor, toi, encore.

ANTIGONE – Oui.

CRÉON – Rien d'autre ne compte. Et tu allais le gaspiller ! Je te comprends, j'aurais fait comme toi à vingt ans. C'est pour cela que je buvais tes paroles. J'écoutais du fond du temps un petit Créon maigre et pâle comme toi et qui ne pensait qu'à tout donner lui-aussi… Marie-toi vite, Antigone, sois heureuse. La vie n'est pas ce que tu crois. C'est une eau que les jeunes gens laissent couler sans le savoir, entre leurs doigts ouverts. Ferme tes mains, ferme tes mains, vite. Retiens-la. Tu verras, cela deviendra une petite chose dure et simple qu'on grignote, assis au soleil. Ils te diront tout le contraire parce qu'ils ont besoin de ta force et de ton élan. Ne les écoute pas. Ne m'écoute pas quand je ferai mon prochain discours devant le tombeau d'Etéocle. Ce ne sera pas vrai. Rien n'est vrai que ce qu'on ne dit pas… Tu l'apprendras, toi aussi, trop tard, la vie c'est un livre qu'on aime, c'est un enfant qui joue à vos pieds, un outil qu'on tient bien dans sa main, un banc pour se reposer le soir devant sa maison. Tu vas me mépriser encore, mais de découvrir cela, tu verras, c'est la consolation dérisoire de vieillir ; la vie, ce n'est peut-être tout de même que le bonheur.

ANTIGONE, murmure, le regard perdu. – Le bonheur…

CRÉON, a un peu honte soudain. – Un pauvre mot, hein ?

ANTIGONE – Quel sera-t-il, mon bonheur ? Quelle femme heureuse deviendra-t-elle, la petite Antigone ? Quelles pauvretés faudra-t-il qu'elle fasse elle aussi, jour par jour, pour arracher avec ses dents son petit lambeau de bonheur ? Dites, à qui devra-t-elle mentir, à qui sourire, à qui se vendre ? Qui devra-t-elle laisser mourir en détournant le regard ?

CRÉON, hausse les épaules.– Tu es folle, tais-toi.

ANTIGONE – Non, je ne me tairai pas ! Je veux savoir comment je m'y prendrais, moi aussi, pour être heureuse. Tout de suite, puisque c'est tout de suite qu'il faut choisir. Vous dites que c'est si beau, la vie. Je veux savoir comment je m'y prendrai pour vivre.

CRÉON – Tu aimes Hémon ?

ANTIGONE – Oui, j'aime Hémon. J'aime un Hémon dur et jeune ; un Hémon exigeant et fidèle, comme moi. Mais si votre vie, votre bonheur doivent passer sur lui avec leur usure, si Hémon ne doit plus pâlir quand je pâlis, s'il ne doit plus me croire morte quand je suis en retard de cinq minutes, s'il ne doit plus se sentir seul au monde et me détester quand je ris sans qu'il sache pourquoi, s'il doit devenir près de moi le monsieur Hémon, s'il doit appendre à dire « oui », lui aussi, alors je n'aime plus Hémon.

CRÉON – Tu ne sais plus ce que tu dis. Tais-toi.

ANTIGONE – Si, je sais ce que je dis, mais c'est vous qui ne m'entendez plus. Je vous parle de trop loin maintenant, d'un royaume où vous ne pouvez plus entrer avec vos rides, votre sagesse, votre ventre. (Elle rit.) Ah ! je ris, Créon, je ris parce que je te vois à quinze ans, tout d'un coup ! C'est le même air d'impuissance et de croire qu'on peut tout. La vie t'a seulement ajouté ces petits plis sur le visage et cette graisse autour de toi.

CRÉON, la secoue. – Te tairas-tu, enfin ?

ANTIGONE – Pourquoi veux-tu me faire taire ? Parce que tu sais que j'ai raison ? Tu crois que je ne lis pas dans tes yeux que tu le sais ? Tu sais que j'ai raison, mais tu ne l'avoueras jamais parce que tu es en train de défendre ton bonheur en ce moment comme un os.

CRÉON – Le tien et le mien, oui, imbécile !

ANTIGONE – Vous me dégoûtez tous, avec votre bonheur ! Avec votre vie qu'il faut aimer coûte que coûte. On dirait des chiens qui lèchent tout ce qu'ils trouvent. Et cette petite chance pour tous les jours, si on n'est pas trop exigeant. Moi, je veux tout, tout de suite, -et que ce soit entier- ou alors je refuse ! Je ne veux pas être modeste, moi, et me contenter d'un petit morceau si j'ai été bien sage. Je veux être sûre de tout aujourd'hui et que cela soit aussi beau que quand j'étais petite -ou mourir.

CRÉON – Allez, commence, commence, comme ton père !

ANTIGONE – Comme mon père, oui ! Nous sommes de ceux qui posent les questions jusqu'au bout. Jusqu'à ce qu'il ne reste vraiment plus la plus petite chance d'espoir vivante, la plus petite chance d'espoir à étrangler. Nous sommes de ceux qui lui sautent dessus quand ils le rencontrent, votre espoir, votre cher espoir, votre sale espoir !

CRÉON – Tais-toi ! Si tu te voyais en criant ces mots, tu es laide.

ANTIGONE – Oui, je suis laide ! C'est ignoble, n'est-ce pas, ces cris, ces sursauts, cette lutte de chiffonniers. Papa n'est devenu beau qu'après, quand il a été bien sûr, enfin, qu'il avait tué son père, que c'était bien avec sa mère qu'il avait couché, et que rien , plus rien ne pouvait le sauver. Alors, il s'est calmé tout d'un coup, il a eu comme un sourire, et il est devenu beau. C'était fini. Il n'a plus eu qu'à fermer les yeux pour ne plus vous voir. Ah ! vos têtes, vos pauvres têtes de candidats au bonheur ! C'est vous qui êtes laids, même les plus beaux. Vous avez tous quelque chose de laid au coin de l’œil ou de la bouche. Tu l'as bien dit tout à l'heure, Créon, la cuisine. Vous avez des têtes de cuisiniers !

CRÉON, lui broie le bras. – Je t'ordonne de te taire maintenant, tu entends ?

ANTIGONE – Tu m'ordonnes, cuisinier ? Tu crois que tu peux m'ordonner quelque chose ?

CRÉON – L'antichambre est pleine de monde. Tu veux donc te perdre ? On va t'entendre.

ANTIGONE – Eh bien, ouvre les portes. Justement, ils vont m'entendre !

CRÉON, qui essaie de lui fermer la bouche de force. – Vas-tu te faire, enfin, bon Dieu ?

ANTIGONE, se débat. – Allons vite, cuisinier ! Appelle tes gardes !




 Mise en scène










Analyse


Antigone / Créon ; le choix entre l’obéissance et la rébellion.

  1. L’argumentation de Créon.
Créon cherche à se justifier ; il utilise le champ lexical du devoir, la métaphore filée du navire de l’état en pleine tempête et de la cuisine. + nombreuses répétitions + nombreuses interjections pour capter l’attention.

Il utilise différents types d’arguments :
  • arguments affectifs : jeunesse d’Antigone + leur lien familial + avenir de femme et de mère + amour d’Hémon + horreurs familiales qu’elle ignorait [ avec vocabulaire trivial, cru, violence ]
  • arguments logiques : geste absurde + rites funéraires absurdes ; inutile donc de s’entêter.
  • arguments politiques : il faut conduire le bateau de l’état (sinon, c’est le désastre) / métaphore filée = argument-exemple, argument par analogie + la loi doit être respectée + l’ordre et le calme doivent régner + le « métier » politique impose qu’on fasse des exemples.

Il finit par ébranler Antigone, en s’adressant à la fois à sa nièce et à une citoyenne de la ville. Antigone comprend qu’elle est dans l’illusion. Elle consent à regagner sa chambre  « comme une somnambule »; elle choisit la vie.

  1. Le refus de la médiocrité.
Créon commet une « erreur tactique » ; il évoque son propre passé, compare ses aspirations de jeunesse à celles d’Antigone. Du coup, Antigone va réagir : déplacements, cris… jusqu’au paroxysme final ; elle choisit la porte qui s’ouvre sur l’espace politique.

Les raisons que donne successivement Antigone pour expliquer son geste :
  • raison culturelle, religieuse ;
  • raison affective (mon frère) ;
  • raison égoïste (pour moi) ;
  • raison intellectuelle (je veux être sûre de tout aujourd’hui – ou mourir)
Son choix de mourir apparaît donc comme un geste de désespoir, de renoncement devant la vie et ses nécessaires désillusions. La fuite en avant est inspirée par la peur de la déception et par le refus de grandir.

Elle réutilise la métaphore du « cuisinier », mais dans le sens accommodateur des ingrédients ou de bourreau. « Vous avez des têtes de cuisiniers »

Le paroxysme de la scène est atteint quand Créon cède à la colère qui est montée et veut la faire taire de force ; Antigone se débat et continue à crier.

  1. Le bonheur.
L’opposition entre les deux personnages se cristallisa autour de l’idée de « bonheur ».

Créon en a une conception simple ; ce sont les petites choses du quotidien, qui sont à l’échelle humaine ; « une petite chose dure et simple, qu’on grignote, assis au soleil », « un livre qu’on aime, un enfant qui joue à vos pieds, un outil qu’on tient bien dans sa main, un banc pour se reposer le soir devant sa maison », « un pauvre mot » ; bref, c’est tout ce à quoi il a dû renoncer depuis qu’il est roi. Pour lui, la vie, c’est accomplir son devoir en toutes circonstances.

Pour Antigone, le bonheur est « gris », sans couleurs (qui sont mièvres et convenues) ; c’est un état de latence, loin du regard contraignant et uniformisant des hommes ; c’est la nature à l’état sauvage. Elle refuse un bonheur mesquin, destiné à décroître et à se nourrir de mensonges, de compromissions, de lâcheté ; un bonheur qui ressemblerait à un os à ronger. Elle revendique la passion et ses excès, l’absolu et la plénitude immédiate. « Moi, je veux tout, tout de suite, – et que ce soit entier—ou alors je refuse ! »

C’est à la fois un conflit de générations (la jeunesse passionnée / la vieillesse raisonnable) et un conflit de valeurs (liberté / devoir, engagement).