Deux axes étudiés.
I) Le Prologue.
Texte :
Un
décor neutre, trois portes semblables. Au lever du rideau, tous les
personnages sont en scène. Ils bavardent, tricotent, jouent aux
cartes. Le Prologue se détache et s'avance.
LE
PROLOGUE.
Voilà.
Ces personnages vont vous jouer l'histoire d'Antigone. Antigone,
c'est la petite maigre qui est assise là-bas, et qui ne dit rien.
Elle regarde droit devant elle. Elle pense. Elle pense qu'elle va
être Antigone tout-à-l'heure, qu'elle va surgir soudain de la
maigre jeune fille noiraude et renfermée que personne ne prenait au
sérieux dans la famille et se dresser seule en face du monde, seule
en face de Créon, son oncle, qui est le roi. Elle pense qu'elle va
mourir, qu'elle est jeune et qu'elle aussi, elle aurait bien aime
vivre. Mais il n'y a rien à faire. Elle s'appelle Antigone et il va
falloir qu'elle joue son rôle jusqu'au bout... Et, depuis que ce
rideau s'est levé, elle sent qu'elle s'éloigne à une vitesse
vertigineuse de sa sœur Ismène, qui bavarde et rit avec un jeune
homme, de nous tous, qui sommes là bien tranquilles à la regarder,
de nous qui n'avons pas à mourir ce soir.
Le jeune homme avec qui parle la blonde, la belle, l'heureuse Ismène, c'est Hémon, le fils de Créon. Il est le fiancé d'Antigone. Tout le portait vers Ismène : son goût de la danse et des jeux, son goût du bonheur et de la réussite, sa sensualité aussi, car Ismène est bien plus jolie qu'Antigone, et puis un soir, un soir de bal où il n'avait dansé qu'avec Ismène, un soir où Ismène avait été éblouissante dans sa nouvelle robe, il a été trouver Antigone, qui rêvait dans un coin, comme en ce moment, ses bras entourant ses genoux, et lui a demandé d'être sa femme. Personne n'a jamais compris pourquoi. Antigone a levé sans étonnement ses yeux graves sur lui et elle lui a dit 'oui' avec un petit sourire triste... L'orchestre attaquait une nouvelle danse, Ismène riait aux éclats, là-bas, au milieu des autres garçons, et voilà,maintenant, lui, il allait être le mari d'Antigone. Il ne savait pas qu'il ne devrait jamais exister de mari d'Antigone sur cette terre et que ce titre princier lui donnait seulement le droit de mourir.
Le jeune homme avec qui parle la blonde, la belle, l'heureuse Ismène, c'est Hémon, le fils de Créon. Il est le fiancé d'Antigone. Tout le portait vers Ismène : son goût de la danse et des jeux, son goût du bonheur et de la réussite, sa sensualité aussi, car Ismène est bien plus jolie qu'Antigone, et puis un soir, un soir de bal où il n'avait dansé qu'avec Ismène, un soir où Ismène avait été éblouissante dans sa nouvelle robe, il a été trouver Antigone, qui rêvait dans un coin, comme en ce moment, ses bras entourant ses genoux, et lui a demandé d'être sa femme. Personne n'a jamais compris pourquoi. Antigone a levé sans étonnement ses yeux graves sur lui et elle lui a dit 'oui' avec un petit sourire triste... L'orchestre attaquait une nouvelle danse, Ismène riait aux éclats, là-bas, au milieu des autres garçons, et voilà,maintenant, lui, il allait être le mari d'Antigone. Il ne savait pas qu'il ne devrait jamais exister de mari d'Antigone sur cette terre et que ce titre princier lui donnait seulement le droit de mourir.
Cet
homme robuste, aux cheveux blancs, qui médite là, près de son
page, c'est Créon. C'est le roi. Il a des rides, il est fatigué. Il
joue au jeu difficile de conduire les hommes. Avant, du temps
d'Œdipe, quand il n'était que le premier personnage de la cour, il
aimait la musique, les belles reliures, les longues flâneries chez
les petits antiquaires de Thèbes. Mais Œdipe et ses fils sont
morts. Il a laissé ses livres, ses objets, il a retroussé ses
manches et il a pris leur place. Quelquefois, le soir, il est
fatigué, et il se demande s'il n'est pas vain de conduire les
hommes. Si cela n'est pas un office sordide qu'on doit laisser à
d'autres, plus frustes... Et puis, au matin, des problèmes précis
se posent, qu'il faut résoudre, et il se lève, tranquille, comme un
ouvrier au seuil de sa journée.
La
vieille dame qui tricote, à coté de la nourrice qui a élevé les
deux petites, c'est Eurydice, la femme de Créon. Elle tricotera
pendant toute la tragédie jusqu'à ce que son tour vienne de se
lever et de mourir. Elle est bonne, digne, aimante. Elle ne lui est
d'aucun secours. Créon est seul. Seul avec son petit page qui est
trop petit et qui ne peut rien non plus pour lui.
Ce
garçon pâle, là-bas, qui rêve adossé au mur, c'est le Messager.
C'est lui qui viendra annoncer la mort d'Hémon tout à l'heure.
C'est pour cela qu'il n'a pas envie de bavarder ni de se mêler aux
autres... Il sait déjà...
Enfin
les trois hommes rougeauds qui jouent aux cartes, leur chapeau sur la
nuque, ce sont les gardes. Ce ne sont pas de mauvais bougres, ils ont
des femmes, des enfants, et des petits ennuis comme tout le monde,
mais ils vous empoigneront les accusés le plus tranquillement du
monde tout à l'heure. Ils sentent l'ail, le cuir et le vin rouge et
ils sont dépourvus de toute imagination. Ce sont les auxiliaires
toujours innocents et satisfaits d'eux-mêmes, de la justice. Pour le
moment, jusqu'à ce qu'un nouveau chef de Thèbes dûment mandaté
leur ordonne de l'arrêter à son tour, ce sont les auxiliaires de la
justice de Créon.
Et
maintenant que vous les connaissez tous, ils vont pouvoir vous jouer
leur histoire. Elle commence au moment où les deux fils d'Œdipe,
Etéocle et Polynice, qui devaient régner sur Thèbes un an chacun à
tour de rôle, se sont battus et entre-tués sous les murs de la
ville, Etéocle, l'aîné, au terme de la première année de pouvoir
ayant refusé de céder la place à son frère. Sept grands princes
étrangers que Polynice avait gagné à sa cause ont été défaits
devant les sept portes de Thèbes. Maintenant la ville est sauvée,
les deux frères ennemis sont morts, et Créon, le roi a ordonné
qu'à Etéocle, le bon frère, il serait fait d'imposantes
funérailles, mais que Polynice, le vaurien, le révolté, le voyou,
serait laissé sans pleurs et sans sépulture, la proie des corbeaux
et des chacals. Quiconque osera lui rendre les devoirs funèbres sera
impitoyablement puni de mort.
Pendant
que le Prologue parlait, les personnages sont sortis un à un. Le
Prologue disparaît aussi.
Mise en scène de Nicolas Briançon, Barbara Schulz & Robert Hossein, Théâtre Marigny 2003.
Analyse
Le Prologue.
Un prélude
original.
Le « prologue »
est, ici, un personnage, de « chair », qui s'adresse
directement à « vous », nous spectateurs (ce n'est pas
un monologue), et présente les personnages, en insistant sur le
champ lexical du théâtre (jouer / rôle / personnages...) [≠
tradition : début « in media res », action en cours
et le spectateur doit comprendre par lui-même qui sont les
personnages + le spectateur est « dans le noir »,
n'intervient pas dans la pièce qui semble, assez artificiellement,
se dérouler toute seule.]
► originalité
+ solennité de
l'expérience théâtrale, puisque les acteurs vont endosser un rôle
qui va leur faire oublier leur propre existence ; ils vont
« être » le rôle. + invitation, pour le spectateur, à
entrer dans l'univers de la représentation théâtrale
+ déplace l'intérêt ;
il ne s'agit pas de savoir ce qui va se passer, mais comment cela va
se passer (circonstance, motivations, pensées....)
Une scène
d'exposition.
Didascalie initiale ;
plante un décor intemporel, « neutre ». L'accent ne sera
pas mis sur la mise en scène, mais sur les personnages et les
paroles qu'ils vont prononcer
+ anachronismes ;
l'action n'est pas située à une époque précise. Là aussi,
universalité.
+ rôles des portes, 3
(chambre d'Antigone, sphère intime, privée ; salle des
Conseils du Roi, sphère politique ; extérieur : sphère
publique). Antichambre du palais = lieu de passage, de connexion,
idéal (cf unité de lieu classique)
Présentation des
personnages, par ordre d'importance (// longueur de parole) +
création de « groupes » (personnages présents, juste
évoqués, anonymes qui n'ont pas de nom mais une fonction, un nom
commun générique)
Détailler chaque
personnage (trait physique / qualités & défauts, caractère
/ activités et rapports avec les autres) + repérer les apports
texte / mise en scène (physique de l'acteur, accessoires, gestes et
mouvements).
Insister sur Antigone (un
« héroïsme » original).
+ relever les points
communs Antigone / Créon
+ relever la création de
contrastes : entre les deux sœurs / entre les deux frères
La mise en place du
tragique.
2 champ lexicaux
différents : le quotidien, la banalité ≠
la mort ; avec les 3 registres de langue (familier / courant /
soutenu ; relever des
exemples de chaque)
« Il n'y a rien à
faire » + futur de l'indicatif (Antigone / Hémon /
Eurydice...)► le destin, la
fatalité
Mort annoncée ►
déviation de l'intérêt de la pièce ; il ne s'agit pas de
connaître l'issue de la pièce mais la façon dont les personnages
affrontent leur destin.
Mais avec le quotidien,
l'intention de l'auteur est de rendre simples des situations où il
est question de la vie et de la mort, de rendre actuel le mythe
d'Antigone.
Dernière phrase :
futur ; menace, ombre de la mort inéluctable & prémonition
du crime d'Antigone et de la tragédie qui va se jouer.
C'est donc une exposition
« tragiquement originale ».
II) Antigone & Créon.
Texte
Un
silence. Ils se regardent encore debout l'un en face de l'autre.
CRÉON,
murmure, comme pour lui. – Quel jeu joues-tu ?
ANTIGONE
– Je ne joue pas.
CRÉON
– Tu ne comprends donc pas que si quelqu'un d'autre que ces trois
brutes sait tout à l'heure ce que tu as tenté de faire, je serai
obligé de te faire mourir ? Si tu te tais maintenant, si tu renonces
à cette folie, j'ai une chance de te sauver, mais je ne l'aurai plus
dans cinq minutes. Le comprends-tu ?
ANTIGONE
– Il faut que j'aille enterrer mon frère que ces hommes ont
découvert.
CRÉON
– Tu irais refaire ce geste absurde ? Il y a une autre garde autour
du corps de Polynice et, même si tu parviens à le recouvrir encore,
on dégagera son cadavre, tu le sais bien. Que peux-tu donc sinon
t'ensanglanter encore les ongles et te faire prendre ?
ANTIGONE
– Rien d'autre que cela, je le sais. Mais cela, du moins, je le
peux. Et il faut faire ce que l'on peut.
CRÉON
– Tu y crois donc vraiment ,toi, à cet enterrement dans les règles
? A cette ombre de ton frère condamnée à errer toujours si on ne
jette pas sur le cadavre un petit peu de terre avec la formule du
prêtre ? Tu leur a déjà entendu la réciter, aux prêtres de
Thèbes, la formule ? Tu as vu ces pauvres têtes d'employés
fatigués écourtant les gestes, avalant les mots, bâclant ce mort
pour en prendre un autre avant le repas de midi ?
ANTIGONE
– Oui, je les ai vus.
CRÉON
– Est-ce que tu n'as jamais pensé alors que si c'était un être
que tu aimais vraiment, qui était là, couché dans cette boîte, tu
te mettrais à hurler tout d'un coup ? A leur crier de se taire, de
s'en aller ?
ANTIGONE
– Si, je l'ai pensé.
CRÉON
– Et tu risques la mort maintenant parce que j'ai refusé à ton
frère ce passeport dérisoire, ce bredouillage en série sur sa
dépouille, cette pantomime dont tu aurais été la première à
avoir honte et mal si on l'avait jouée. C'est absurde !
ANTIGONE
– Oui, c'est absurde.
CRÉON
– Pourquoi fais-tu ce geste, alors ? Pour les autres, pour ceux qui
y croient ? Pour les dresser contre moi ?
ANTIGONE
– Non.
CRÉON
– Ni pour les autres, ni pour ton frère ? Pour qui alors ?
ANTIGONE
– Pour personne. Pour moi.
CRÉON,
la regarde en silence. – Tu as donc bien envie de mourir ?
Tu as l'air d'un petit gibier pris.
ANTIGONE
– Ne vous attendrissez pas sur moi. Faites comme moi. Faites ce que
vous avez à faire. Mais si vous êtes un être humain, faites-le
vite. Voilà tout ce que je vous demande. Je n'aurai pas du courage
éternellement, c'est vrai.
CRÉON,
se rapproche. – Je veux te sauver, Antigone.
ANTIGONE
– Vous êtes le roi, vous pouvez tout, mais cela, vous ne le pouvez
pas.
CRÉON
– Tu crois ?
ANTIGONE
– Ni me sauver, ni me contraindre.
CRÉON
– Orgueilleuse ! Petite Œdipe !
ANTIGONE
– Vous pouvez seulement me faire mourir.
CRÉON
– Et si je te fais torturer ?
ANTIGONE
– Pourquoi ? Pour que je pleure, que je demande grâce, pour que je
jure tout ce qu'on voudra, et que je recommence après, quand je
n'aurai plus mal ?
CRÉON,
lui serre le bras. – Ecoute-moi bien. J'ai le mauvais rôle,
c'est entendu, et tu as le bon. Et tu le sens. Mais n'en profite tout
de même pas trop, petite peste… Si j'étais une bonne brute
ordinaire de tyran, il y aurait déjà longtemps qu'on t'aurait
arraché la langue, tiré les membres aux tenailles, ou jeté dans un
trou. Mais tu vois dans mes yeux quelque chose qui hésite, tu vois
que je te laisse parler au lieu d'appeler mes soldats ; alors, tu
nargues, tu attaques tant que tu peux. Où veux-tu en venir, petite
furie ?
ANTIGONE
– Lâchez-moi. Vous me faites mal au bras avec votre main.
CRÉON,
qui serre plus fort. – Non. Moi, je suis le plus fort comme
cela, j'en profite aussi.
ANTIGONE,
pousse un petit cri. – Aïe !
CRÉON,
dont les yeux rient. – C'est peut-être ce que je devrais
faire après tout, tout simplement, te tordre le poignet, te tirer
les cheveux comme on fait aux filles dans les jeux. (Il la regarde
encore. Il redevient grave. Il lui dit tout près.) Je suis ton
oncle, c'est entendu, mais nous ne sommes pas tendres les uns pour
les autres, dans la famille. Cela ne te semble pas drôle, tout de
même, ce roi bafoué qui t'écoute, ce vieil homme qui peut tout et
qui en a vu tuer d'autres, je t'assure, et d'aussi attendrissants que
toi, et qui est là, à se donner toute cette peine pour essayer de
t'empêcher de mourir ?
ANTIGONE,
après un temps. – Vous serrez trop, maintenant. Cela ne me
fait même plus mal. Je n'ai plus de bras.
CRÉON,
la regarde et la lâche avec un petit sourire. Il murmure. –
Dieu sait pourtant si j'ai autre chose à faire aujourd'hui, mais je
vais tout de même perdre le temps qu'il faudra et te sauver, petite
peste. (Il la fait asseoir sur une chaise au milieu de la pièce. Il
enlève sa veste, il s'avance vers elle, lourd, puissant, en bras de
chemise.) Au lendemain d'une révolution ratée, il y a du pain sur
la planche, je te l'assure. Mais les affaires urgentes attendront. Je
ne veux pas te laisser mourir dans une histoire de politique. Tu vaux
mieux que cela. Parce que ton Polynice, cette ombre éplorée et ce
corps qui se décompose entre ses gardes et tout ce pathétique qui
t'enflamme, ce n'est qu'une histoire de politique. D'abord, je ne
suis pas tendre, mais je suis délicat ; j'aime ce qui est propre,
net, bien lavé. Tu crois que cela ne me dégoûte pas autant que
toi, cette viande qui pourrit au soleil ? Le soir, quand le vent
vient de la mer, on la sent déjà du palais. Cela me soulève le
cœur. Pourtant, je ne vais même pas fermer ma fenêtre. C'est
ignoble, et je peux même le dire à toi, c'est bête,
monstrueusement bête, mais il faut que tout Thèbes sente cela
pendant quelque temps. Tu penses bien que je l'aurais fait enterrer,
ton frère, ne fût-ce que pour l'hygiène ! Mais pour que les brutes
que je gouverne comprennent, il faut que cela pue le cadavre de
Polynice dans toute la ville, pendant un mois.
ANTIGONE
– Vous êtes odieux !
CRÉON
– Oui mon petit. C'est le métier qui le veut. Ce qu'on peut
discuter c'est s'il faut le faire ou ne pas le faire. Mais si on le
fait, il faut le faire comme cela.
ANTIGONE
– Pourquoi le faites-vous ?
CRÉON
– Un matin, je me suis réveillé roi de Thèbes. Et Dieu sait si
j'aimais autre chose dans la vie que d'être puissant…
ANTIGONE
– Il fallait dire non, alors !
CRÉON
– Je le pouvais. Seulement, je me suis senti tout d'un coup comme
un ouvrier qui refusait un ouvrage. Cela ne m'a pas paru honnête.
J'ai dit oui.
ANTIGONE
– Hé bien, tant pis pour vous. Moi, je n'ai pas dit « oui » !
Qu'est-ce que vous voulez que cela me fasse, à moi, votre politique,
vos nécessités, vos pauvres histoires ? Moi, je peux dire « non »
encore à tout ce que je n'aime pas et je suis seul juge. Et vous,
avec votre couronne, avec vos gardes, avec votre attirail, vous
pouvez seulement me faire mourir parce que vous avez dit « oui ».
CRÉON
– Ecoute-moi.
ANTIGONE
– Si je veux, moi, je peux ne pas vous écouter. Vous avez dit «
oui ». Je n'ai plus rien à apprendre de vous. Pas vous. Vous êtes
là, à boire mes paroles. Et si vous n'appelez pas vos gardes, c'est
pour m'écouter jusqu'au bout.
CRÉON
– Tu m'amuses.
ANTIGONE
– Non. Je vous fais peur. C'est pour cela que vous essayez de me
sauver. Ce serait tout de même plus commode de garder une petite
Antigone vivante et muette dans ce palais. Vous êtes trop sensible
pour faire un bon tyran, voilà tout. Mais vous allez tout de même
me faire mourir tout à l'heure, vous le savez, et c'est pour cela
que vous avez peur. C'est laid un homme qui a peur.
CRÉON,
sourdement. – Eh bien, oui, j'ai peur d'être obligé de te
faire tuer si tu t'obstines. Et je ne le voudrais pas.
ANTIGONE
– Moi, je ne suis pas obligée de faire ce que je ne voudrais pas !
Vous n'auriez pas voulu non plus, peut-être, refuser une tombe à
mon frère ? Dites-le donc, que vous ne l'auriez pas voulu ?
CRÉON
– Je te l'ai dit.
ANTIGONE
– Et vous l'avez fait tout de même. Et maintenant, vous allez me
faire tuer sans le vouloir. Et c'est cela, être roi !
CRÉON
– Oui, c'est cela !
ANTIGONE
– Pauvre Créon ! Avec mes ongles cassés et pleins de terre et les
bleus que tes gardes m'ont fait aux bras, avec ma peur qui me tord le
ventre, moi je suis reine.
CRÉON
– Alors, aie pitié de moi, vis. Le cadavre de ton frère qui
pourrit sous mes fenêtres, c'est assez payé pour que l'ordre règne
dans Thèbes. Mon fils t'aime. Ne m'oblige pas à payer avec toi
encore. J'ai assez payé.
ANTIGONE
– Non. Vous avez dit « oui ». Vous ne vous arrêterez jamais de
payer maintenant !
CRÉON,
la secoue soudain, hors de lui. – Mais, bon Dieu ! Essaie de
comprendre une minute, toi aussi, petite idiote ! J'ai bien essayé
de te comprendre, moi. Il faut pourtant qu'il y en ait qui disent
oui. Il faut pourtant qu'il y en ait qui mènent la barque. Cela
prend l'eau de toutes parts, c'est plein de crimes, de bêtise, de
misère… Et le gouvernail est là qui ballotte. L'équipage ne veut
plus rien faire, il ne pense qu'à piller la cale et les officiers
sont déjà en train de se construire un petit radeau confortable,
rien que pour eux, avec toute la provision d'eau douce, pour tirer au
moins leurs os de là. Et le mât craque, et le vent siffle, et les
voiles vont se déchirer, et toutes ces brutes vont crever toutes
ensemble, parce qu'elles ne pensent qu'à leur peau, à leur
précieuse peau et à leurs petites affaires. Crois-tu, alors, qu'on
a le temps de faire le raffiné, de savoir s'il faut dire « oui »
ou « non », de se demander s'il ne faudra pas payer trop cher un
jour, et si on pourra encore être un homme après ? On prend le bout
de bois, on redresse devant la montagne d'eau, on gueule un ordre et
on tire dans le tas, sur le premier qui s'avance. Dans le tas ! Cela
n'a pas de nom. C'est comme la vague qui vient de s'abattre sur le
pont devant vous ; le vent qui vous gifle, et la chose qui tombe
devant le groupe n'a pas de nom. C'était peut-être celui qui
t'avait donné du feu en souriant la veille. Il n'a plus de nom. Et
toi non plus tu n'as plus de nom, cramponné à la barre. Il n'y a
plus que le bateau qui ait un nom et la tempête. Est-ce que tu le
comprends, cela ?
ANTIGONE,
secoue la tête. – Je ne veux pas comprendre. C'est bon pour
vous. Moi, je suis là pour autre chose que pour comprendre. Je suis
là pour vous dire non et pour mourir.
CRÉON
– C'est facile de dire non !
ANTIGONE
–Pas toujours.
CRÉON
– Pour dire oui, il faut suer et retrousser ses manches, empoigner
la vie à pleines mains et s'en mettre jusqu'aux coudes. C'est facile
de dire non, même si on doit mourir. Il n'y a qu'à ne pas bouger et
attendre. Attendre pour vivre, attendre même pour qu'on vous tue.
C'est trop lâche. C'est une invention des hommes. Tu imagines un
monde où les arbres aussi auraient dit non contre la sève, où les
bêtes auraient dit non contre l'instinct de la chasse ou de l'amour
? Les bêtes, elles au moins, elle sont bonnes et simples et dures.
Elles vont, se poussant les unes après les autres, courageusement,
sur le même chemin. Et si elles tombent, les autres passent et il
peut s'en perdre autant que l'on veut, il en restera toujours une de
chaque espèce prête à refaire des petits et à reprendre le même
chemin avec le même courage, toute pareille à celles qui sont
passées avant.
ANTIGONE
– Quel rêve, hein, pour un roi, des bêtes ! Ce serait si simple.
Un
silence, Créon la regarde.
CRÉON
– Tu me méprises, n'est-ce pas ? (Elle ne répond pas, il continue
comme pour lui.) C'est drôle : Je l'ai souvent imaginé, ce dialogue
avec un petit jeune homme pâle qui aurait essayé de me tuer et dont
je ne pourrais rien tirer après que du mépris. Mais je ne pensais
pas que ce serait avec toi et pour quelque chose d'aussi bête… (Il
a pris sa tête dans ses mains. On sent qu'il est à bout de forces.)
Ecoute-moi tout de même pour la dernière fois. Mon rôle n'est pas
bon, mais c'est mon rôle, et je vais te faire tuer. Seulement,
avant, je veux que toi aussi tu sois bien sûre du tien. Tu sais
pourquoi tu vas mourir, Antigone ? Tu sais au bas de quelle histoire
sordide tu vas signer pour toujours ton petit nom sanglant ?
[...]
[Créon
raconte sa version de l'histoire Etéocle/Polynice, en commençant
par le jour où Polynice a brutalement et violemment frappé Oedipe,
son père, parce qu'il lui refusait une somme d'argent perdue au jeu;
et en poursuivant par le combat sanglant entre les deux frères, les
"coulisses de ce drame où [Antigone] brûle de jouer un rôle,
la cuisine".; enfin, Créon avoue à Antigone un secret,
"quelque chose d'effroyable : Etéocle, ce prix de vertu, ne
valait pas plus cher que Polynice. Le bon fils avait essayé, lui
aussi, de faire assassiner son père, le prince loyal avait décidé,
lui aussi, de vendre Thèbes au plus offrant".]
[...]
Il
y a un long silence, ils ne bougent pas, sans se regarder, puis
Antigone dit doucement :
ANTIGONE
– Pourquoi m'avez-vous raconté cela ?
Créon
se lève, remet sa veste.
CRÉON
– Valait-il mieux te laisser mourir dans cette pauvre histoire ?
ANTIGONE
– Peut-être. Moi, je croyais.
Il
y a un silence encore. Créon s'approche d'elle.
CRÉON
– Qu'est-ce que tu vas faire maintenant ?
ANTIGONE,
se lève comme une somnanbule. – Je vais remonter dans ma
chambre.
CRÉON
– Ne reste pas trop seule. Va voir Hémon, ce matin. Marie-toi
vite.
ANTIGONE,
dans un souffle. – Oui.
CRÉON
– Tu as toute ta vie devant toi. Notre discussion était bien
oiseuse, je t'assure. Tu as ce trésor, toi, encore.
ANTIGONE
– Oui.
CRÉON
– Rien d'autre ne compte. Et tu allais le gaspiller ! Je te
comprends, j'aurais fait comme toi à vingt ans. C'est pour cela que
je buvais tes paroles. J'écoutais du fond du temps un petit Créon
maigre et pâle comme toi et qui ne pensait qu'à tout donner
lui-aussi… Marie-toi vite, Antigone, sois heureuse. La vie n'est
pas ce que tu crois. C'est une eau que les jeunes gens laissent
couler sans le savoir, entre leurs doigts ouverts. Ferme tes mains,
ferme tes mains, vite. Retiens-la. Tu verras, cela deviendra une
petite chose dure et simple qu'on grignote, assis au soleil. Ils te
diront tout le contraire parce qu'ils ont besoin de ta force et de
ton élan. Ne les écoute pas. Ne m'écoute pas quand je ferai mon
prochain discours devant le tombeau d'Etéocle. Ce ne sera pas vrai.
Rien n'est vrai que ce qu'on ne dit pas… Tu l'apprendras, toi
aussi, trop tard, la vie c'est un livre qu'on aime, c'est un enfant
qui joue à vos pieds, un outil qu'on tient bien dans sa main, un
banc pour se reposer le soir devant sa maison. Tu vas me mépriser
encore, mais de découvrir cela, tu verras, c'est la consolation
dérisoire de vieillir ; la vie, ce n'est peut-être tout de même
que le bonheur.
ANTIGONE,
murmure, le regard perdu. – Le bonheur…
CRÉON,
a un peu honte soudain. – Un pauvre mot, hein ?
ANTIGONE
– Quel sera-t-il, mon bonheur ? Quelle femme heureuse
deviendra-t-elle, la petite Antigone ? Quelles pauvretés faudra-t-il
qu'elle fasse elle aussi, jour par jour, pour arracher avec ses dents
son petit lambeau de bonheur ? Dites, à qui devra-t-elle mentir, à
qui sourire, à qui se vendre ? Qui devra-t-elle laisser mourir en
détournant le regard ?
CRÉON,
hausse les épaules.– Tu es folle, tais-toi.
ANTIGONE
– Non, je ne me tairai pas ! Je veux savoir comment je m'y
prendrais, moi aussi, pour être heureuse. Tout de suite, puisque
c'est tout de suite qu'il faut choisir. Vous dites que c'est si beau,
la vie. Je veux savoir comment je m'y prendrai pour vivre.
CRÉON
– Tu aimes Hémon ?
ANTIGONE
– Oui, j'aime Hémon. J'aime un Hémon dur et jeune ; un Hémon
exigeant et fidèle, comme moi. Mais si votre vie, votre bonheur
doivent passer sur lui avec leur usure, si Hémon ne doit plus pâlir
quand je pâlis, s'il ne doit plus me croire morte quand je suis en
retard de cinq minutes, s'il ne doit plus se sentir seul au monde et
me détester quand je ris sans qu'il sache pourquoi, s'il doit
devenir près de moi le monsieur Hémon, s'il doit appendre à dire «
oui », lui aussi, alors je n'aime plus Hémon.
CRÉON
– Tu ne sais plus ce que tu dis. Tais-toi.
ANTIGONE
– Si, je sais ce que je dis, mais c'est vous qui ne m'entendez
plus. Je vous parle de trop loin maintenant, d'un royaume où vous ne
pouvez plus entrer avec vos rides, votre sagesse, votre ventre. (Elle
rit.) Ah ! je ris, Créon, je ris parce que je te vois à quinze
ans, tout d'un coup ! C'est le même air d'impuissance et de croire
qu'on peut tout. La vie t'a seulement ajouté ces petits plis sur le
visage et cette graisse autour de toi.
CRÉON,
la secoue. – Te tairas-tu, enfin ?
ANTIGONE
– Pourquoi veux-tu me faire taire ? Parce que tu sais que j'ai
raison ? Tu crois que je ne lis pas dans tes yeux que tu le sais ? Tu
sais que j'ai raison, mais tu ne l'avoueras jamais parce que tu es en
train de défendre ton bonheur en ce moment comme un os.
CRÉON
– Le tien et le mien, oui, imbécile !
ANTIGONE
– Vous me dégoûtez tous, avec votre bonheur ! Avec votre vie
qu'il faut aimer coûte que coûte. On dirait des chiens qui lèchent
tout ce qu'ils trouvent. Et cette petite chance pour tous les jours,
si on n'est pas trop exigeant. Moi, je veux tout, tout de suite, -et
que ce soit entier- ou alors je refuse ! Je ne veux pas être
modeste, moi, et me contenter d'un petit morceau si j'ai été bien
sage. Je veux être sûre de tout aujourd'hui et que cela soit aussi
beau que quand j'étais petite -ou mourir.
CRÉON
– Allez, commence, commence, comme ton père !
ANTIGONE
– Comme mon père, oui ! Nous sommes de ceux qui posent les
questions jusqu'au bout. Jusqu'à ce qu'il ne reste vraiment plus la
plus petite chance d'espoir vivante, la plus petite chance d'espoir à
étrangler. Nous sommes de ceux qui lui sautent dessus quand ils le
rencontrent, votre espoir, votre cher espoir, votre sale espoir !
CRÉON
– Tais-toi ! Si tu te voyais en criant ces mots, tu es laide.
ANTIGONE
– Oui, je suis laide ! C'est ignoble, n'est-ce pas, ces cris, ces
sursauts, cette lutte de chiffonniers. Papa n'est devenu beau
qu'après, quand il a été bien sûr, enfin, qu'il avait tué son
père, que c'était bien avec sa mère qu'il avait couché, et que
rien , plus rien ne pouvait le sauver. Alors, il s'est calmé tout
d'un coup, il a eu comme un sourire, et il est devenu beau. C'était
fini. Il n'a plus eu qu'à fermer les yeux pour ne plus vous voir. Ah
! vos têtes, vos pauvres têtes de candidats au bonheur ! C'est vous
qui êtes laids, même les plus beaux. Vous avez tous quelque chose
de laid au coin de l’œil ou de la bouche. Tu l'as bien dit tout à
l'heure, Créon, la cuisine. Vous avez des têtes de cuisiniers !
CRÉON,
lui broie le bras. – Je t'ordonne de te taire maintenant, tu
entends ?
ANTIGONE
– Tu m'ordonnes, cuisinier ? Tu crois que tu peux m'ordonner
quelque chose ?
CRÉON
– L'antichambre est pleine de monde. Tu veux donc te perdre ? On va
t'entendre.
ANTIGONE
– Eh bien, ouvre les portes. Justement, ils vont m'entendre !
CRÉON,
qui essaie de lui fermer la bouche de force. – Vas-tu te
faire, enfin, bon Dieu ?
ANTIGONE,
se débat. – Allons vite, cuisinier ! Appelle tes gardes !
Mise en scène
Analyse
Antigone
/ Créon ; le choix entre l’obéissance et la rébellion.
- L’argumentation de Créon.
Créon
cherche à se justifier ; il utilise le champ lexical du devoir,
la métaphore filée du navire de l’état en pleine tempête et de
la cuisine. + nombreuses répétitions + nombreuses interjections
pour capter l’attention.
Il utilise
différents types d’arguments :
- arguments affectifs : jeunesse d’Antigone + leur lien familial + avenir de femme et de mère + amour d’Hémon + horreurs familiales qu’elle ignorait [ avec vocabulaire trivial, cru, violence ]
- arguments logiques : geste absurde + rites funéraires absurdes ; inutile donc de s’entêter.
- arguments politiques : il faut conduire le bateau de l’état (sinon, c’est le désastre) / métaphore filée = argument-exemple, argument par analogie + la loi doit être respectée + l’ordre et le calme doivent régner + le « métier » politique impose qu’on fasse des exemples.
Il finit par
ébranler Antigone, en s’adressant à la fois à sa nièce et à
une citoyenne de la ville. Antigone comprend qu’elle est dans
l’illusion. Elle consent à regagner sa chambre « comme
une somnambule »; elle choisit la vie.
- Le refus de la médiocrité.
Créon
commet une « erreur tactique » ; il évoque son
propre passé, compare ses aspirations de jeunesse à celles
d’Antigone. Du coup, Antigone va réagir : déplacements,
cris… jusqu’au paroxysme final ; elle choisit la porte qui
s’ouvre sur l’espace politique.
Les raisons
que donne successivement Antigone pour expliquer son geste :
- raison culturelle, religieuse ;
- raison affective (mon frère) ;
- raison égoïste (pour moi) ;
- raison intellectuelle (je veux être sûre de tout aujourd’hui – ou mourir)
Son choix de
mourir apparaît donc comme un geste de désespoir, de renoncement
devant la vie et ses nécessaires désillusions. La fuite en avant
est inspirée par la peur de la déception et par le refus de
grandir.
Elle
réutilise la métaphore du « cuisinier », mais dans le
sens accommodateur des ingrédients ou de bourreau. « Vous
avez des têtes de cuisiniers »
Le paroxysme
de la scène est atteint quand Créon cède à la colère qui est
montée et veut la faire taire de force ; Antigone se débat et
continue à crier.
- Le bonheur.
L’opposition
entre les deux personnages se cristallisa autour de l’idée de
« bonheur ».
Créon en a
une conception simple ; ce sont les petites choses du quotidien,
qui sont à l’échelle humaine ; « une petite chose dure
et simple, qu’on grignote, assis au soleil », « un
livre qu’on aime, un enfant qui joue à vos pieds, un outil qu’on
tient bien dans sa main, un banc pour se reposer le soir devant sa
maison », « un pauvre mot » ; bref, c’est
tout ce à quoi il a dû renoncer depuis qu’il est roi. Pour lui,
la vie, c’est accomplir son devoir en toutes circonstances.
Pour
Antigone, le bonheur est « gris », sans couleurs (qui
sont mièvres et convenues) ; c’est un état de latence, loin
du regard contraignant et uniformisant des hommes ; c’est la
nature à l’état sauvage. Elle refuse un bonheur mesquin, destiné
à décroître et à se nourrir de mensonges, de compromissions, de
lâcheté ; un bonheur qui ressemblerait à un os à ronger.
Elle revendique la passion et ses excès, l’absolu et la plénitude
immédiate. « Moi, je veux tout, tout de suite, – et que ce
soit entier—ou alors je refuse ! »
C’est à
la fois un conflit de générations (la jeunesse passionnée / la
vieillesse raisonnable) et un conflit de valeurs (liberté / devoir,
engagement).