LA LETTRE (montage d'extraits)
D'origine
auvergnate Marin Guillaumont était instituteur avant La guerre. IL y
fut blessé et gazé et mourut huit ans après la guerre en 1926. Sa
femme Marguerite venait de donner naissance à leur fille Lucie
Lorsqu'il lui écrivit cette lettre.
14
décembre 1914, 8 heures du soir
Ma
bien chérie
J'ai
reçu ton télégramme. Que je suis content et inquiet! Comment
vas-tu, chérie, comment va notre fillette? As-tu bien souffert ?
As-tu pu avoir un médecin? Avais-tu trouvé une nourrice? Le
télégramme est bien bref...Que j'attends des détails... Je crains
tant de choses.
L'état
d'esprit dans lequel tu vis depuis quatre mois et demi a pu avoir une
influence malheureuse. Le souci peut lui nuire. Reste courageuse, ma
chérie. Pense à notre fillette. [...] Dis-moi tout.
J'espère
la voir. Je veux la voir. Que je regrette qu'elle ne soit pas née un
an plus tôt! Fais-moi envoyer beaucoup de papier à lettres pour que
je puisse t'écrire longuement. Toutes les fois que la chose sera
possible, embrasse-la pour moi. [...]
Dis-moi
que notre enfant vivra, il me tarde de savoir. C'est si frêle, ces
pauvres petits. Il faut si peu. J'espère. De quelle couleur sont ses
yeux ? Comment sont ses menottes ? Sera-t-elle jolie? Que je voudrais
qu'elle te ressemble. Hélas, je ne pourrai pas la voir toute petite.
Je l'aime, vois-tu, je l'aime autant que je t'aime. Dis-moi, fais-moi
dire beaucoup de choses d'elle. [...]. Dès que tu pourras
m'écrire,tu le feras longuement. Où serai-je alors? Quelque part
sur le front; il y a loin de la Suisse à la mer du Nord. Chacun
n'est qu'un atome. [...]
Garde
mes lettres, si je ne revenais pas, elle pourra les lire plus tard,
elle saura que son papa l'a bien aimée. Fais que notre enfant soit
digne de toi et de ses grands parents: elle n'aura pas à rougir de
son nom, dis-lui bien que si j'ai pu tirer dans ces affreux moments
c'était par nécessité mais que je n'ai jamais sacrifié une vie
inutilement, que je réprouve ces meurtres collectifs, que je les
considère comme pires que des assassinats, que je n'ai haï que ceux
qui les ont voulus.
Enseigne-lui
à être bonne et simple. Au fur et à mesure qu'elle grandira et
pourra te comprendre, instruis-la en tout, ne crains pas de lui
parler des laideurs de la vie, qu'elle ne soit pas désarmée et
qu'elle ne fasse souffrir personne. Ne tolère jamais chez elle la
médisance. Je voudrais qu'elle puisse faire de la musique et des
langues étrangères, sans cela on n'est que des êtres incomplets.
Mais pourquoi te dire tout cela, tu le sais aussi bien que moi et
puis nous serons bien là tous les deux. [...] Il me semble déjà la
suivre dans la vie.
Mais
lorsque cette lettre t'arrivera, que sera-t-elle? Si tu étais à
Paris je me ferais porter pour la voir. S'il était possible d'en
avoir une photo... Que je voudrais la voir toute, toute petite! Si
tout va bien, tu dois être bienheureuse: donne-toi tout entière à
elle; c'est à elle que tu te dois désormais, si je te manquais, tu
n'aurais plus qu'elle pour adoucir ta vie: une mère et sa fille
lorsqu'elles s'aiment ne doivent et ne peuvent jamais être
malheureuses.
Marin
Guillaumont
L'ANALYSE:
Analyse
HDA : Lettre Marin Guillaumont.
Introduction
Un
extrait d'une lettre authentique d'un Poilu, Marin
Guillaumont, instituteur avant la guerre, qui écrit à sa femme
Marguerite qui vient de donner naissance à leur fille Lucie.
I.
Une évocation de la guerre.
← des
conditions dures (cf pas de papier à lettre)
← la
séparation des proches, la distance (cf « embrasse-la pour
moi » l.11)
← une
obligation (« que je regrette » l.9)
← un
front énorme, mobile ( question « Où serai-je alors ? »
l. 16, « loin de la Suisse à la mer du Nord »l.16-17) ;
une guerre importante, mondiale
← présence
de la mort (« si je ne revenais pas » l.18 ;
« tirer » l.20, « affreux moments »l.20) ;
une guerre cruelle
← une
guerre injuste, inutile (« meurtres collectifs »l.21,
« je n'ai haï que ceux qui les ont voulus » l.22)
← métaphore
de l' « atome » (petit mais indispensable à la
matière) ; usage paradoxal du mot « désarmée »,
au sens figuré pour sa fille, au sens propre qu'il souhaite pour
lui-même.
►La
guerre est présente ; il en parle. Mais ce n'est pas le plus
important dans cette lettre !!! Guerre, mort < < <
Naissance, vie
II.
Une lettre d'amour à sa femme.
Présentation
& récepteur en apostrophe ; lettre intime ( !!! manque
la fin ; il y a une formule de congé intime : « À
toi, ma chérie, tout ce qu'un mari peut désirer de meilleur pour sa
petite femme. »)
Champ
lexical de l'amour : « ma bien chérie » (l.2) /
« ma chérie » (l.7) / « je t'aime » (l.15) /
Phrases
interrogatives ← inquiétude (santé au début + fin « si
tout va bien » (l.30-31) + caractère répétitif &
désorganisé ; revient plusieurs fois.
Implicite
de la situation, connue et partagée : points de suspension, +
pas de papier à lettres, incertitude du lieu, possibilité d'une fin
funeste... Évoquée, mais plus en sous-entendu. Ce n'est pas une
lettre de révolte.
Jeu
des temps, entre passé (depuis 4 mois 1/2), présent d'écriture et
demandes au futur + impératifs
Transition :
deux « destinataires » imbriqués ; « embrasse-la
pour moi »(l.11) ; rôle de transition de la mère à la
fille, retourné à la fin : « Si je te manquais, tu
n'aurais plus qu'elle pour adoucir ta vie » (l.32)
III.
Une lettre d'amour pour sa fille.
Euphémisme
2ème paragraphe ; moyen d'atténuer une possibilité réelle
mais refusée
+
anaphore « Dis-moi », qui traduit à la fois la
simplicité de l'expression de l'émetteur et le désir débordant
d'avoir des informations.
Expression
de fierté : évocation de ses yeux et de ses menottes / « Que
je voudrais qu'elle te ressemble », paragraphe 4 + « tu
dois être bienheureuse » & « ne peuvent jamais être
malheureuses » + lettre complète : « Je l'ai dit à
Ferry, je l'ai dit au lieutenant. Joffre passerait je crois que je
l'arrêterais pour le lui dire mais il est loin quelque part vers le
front, plus près des Boches que nous en ce moment. »
Mais
aussi de regrets, multiples et récurrents : « Que je
regrette... »(l.9), « Hélas » (l.14), « Que
je voudrais... » (l.30). Regret de ne pas avoir été / être
là, de ne pas la voir petite, de ne peut-être jamais la voir, de ne
peut-être pas être là quand elle sera grande... L'incertitude de
la situation pèse.
Dimension
testamentaire des paragraphes 5 & 6 ; emploi de l'impératif
du conseil, champ lexical de l'éducation (avec dimensions
ambitieuses, musique et langues étrangères) et de la droiture
morale.
Conclusion :
Un
extrait d'une lettre à la fois « simple » dans
l'expression et poignante dans l'émotion et les sentiments,
qui oscille entre deux destinataires. Une partie de cette lettre
résonne tragiquement prémonitoire puisque blessé et gazé, il
meurt en 1926 ; il aura donc connu Lucie mais ne la verra pas
grandir.
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